La légitimité du métier de concepteur lumière

VIRGINIE NICOLAS (PDTE DE L’ACE)

En tant que présidente de l’ACE (Association des concepteurs lumière et éclairagistes), Virginie Nicolas poursuit la défense de la légitimité de concepteur lumière. Elle entrevoit de nombreuses évolutions positives, ainsi que quelques mutations, tout en formulant certains souhaits.

Pour Virginie Nicolas, l’exemple d’XPO1 est passionnant. Neuf associations réunissant les métiers de l’exposition, représentant des centaines de professionnels, échangent depuis 6 mois pour s’aider mutuellement, se faire reconnaître et réfléchir à l’amélioration des pratiques par le dialogue et l’émulation. Cette approche anti-compétitive et amicale (les membres sont confrères, concurrents, clients, cotraitants, sous-traitants…), espère-t-elle, « devrait se développer de manière transversale dans tous nos champs d’intervention ». Mais pour cela, estime-t- elle, « il faut construire une vraie culture du dialogue, de l’efficacité et du compromis ». À enseigner au plus tôt aux étudiants !

UN NÉCESSAIRE DIPLÔME

« La complexification des enjeux, des technologies et des cadres normatifs fait que, dans ce domaine comme dans d’autres, la légitimité du métier de concepteur lumière me semble de plus en plus recherchée. » Reste le problème de la formation, la présidente de l’ACE (Association des concepteurs lumière et éclairagistes) gardant espoir que, d’ici deux ans, « nous parvenions à consolider une formation de type master M1 + M2 ou mastère professionnel en conception lumière pour nourrir ce métier et le renforcer ».

Si les profils variés représentent la richesse du métier de concepteurs lumière, « qu’il faut encourager », Virginie Nicolas considère qu’une base théorique et pratique commune et solide permettrait d’aller encore plus loin et plus vite dans l’expérimentation et la maîtrise du métier. D’autant plus que la contraction annoncée des familles de masters (7 700 masters dénombrés à ce jour en France !), « représente un véritable défi pour l’ACE convaincue de la nécessité de créer un diplôme de conception lumière ! »


Plan lumière d’un site de maintenance du Grand Paris Express : comment réduire au mieux l’impact de la lumière d’un site industriel actif la nuit à proximité d’un espace boisé ? En utilisant des spectres lumineux pauvres sur les sites de stockage, de la détection de présence, des niveaux bas, un cadrage très précis des faisceaux… et des caméras infrarouges pour la sécurisation du site. Chaque projet demande un arbitrage délicat entre des enjeux contradictoires !

FAIRE ÉVOLUER LES MÉTHODES DE TRAVAIL

L’actualité témoigne que les citoyens prennent l’habitude, via les réseaux sociaux, de se réunir pour agir, donner leur avis, participer à la chose publique. « Il me semble que cela se ressent déjà tant au sein des agences que des projets », poursuit-elle.

En effet, les méthodes de travail en équipe évoluent : moins de structures de décision pyramidale, plus de collaboratif en structure neuronale (l’intelligence ne relève pas du cerveau d’un seul individu, mais d’échanges entre plusieurs personnes). « Collaboratif ou collectif ? », interroge la présidente de l’ACE. Le premier mode d’organisation est plus lent et complexe car exigeant un consensus. En revanche, le mode collaboratif est idéal, mais peu adapté à la rapidité croissante de réaction attendue sur les projets lumière.

Le second mode implique un « leader », (et non un « chef » !) orientant l’énergie commune. Une alternative adaptée à la structure pyramidale classique du concepteur lumière expert et décisionnaire accompagné d’assistants. « Le mode “collectif ” permet à tous de s’épanouir et d’approfondir chacun son champ d’expertise pour en faire profiter le groupe. » Cet impératif récent de concertation se retrouve sur le terrain : le concepteur lumière doit gagner en compétences pour participer à, voire animer, des ateliers de conception avec les habitants, faire des enquêtes nocturnes de terrain (et non plus observer tout seul…). « C’est différent de ce que l’on a appris, c’est passionnant, mais c’est aussi difficile au car nous avons peu de temps… » De plus, cela remet en cause l’image du créateur génial et libre, traversé d’inspirations fulgurantes, d’autant plus que, dans cette profession comme dans de nombreux autres métiers connexes, les femmes sont de plus en plus présentes. À ce propos, Virginie Nicolas a particulièrement été marquée par le Maroc « où nous étions une petite minorité quand j’ai commencé à y travailler, il y a 10 ans, et où, maintenant, les hommes sont en grande minorité autour de la table : ingénieures réseaux et infrastructures, maître d’ouvrage, paysagistes… Ce progrès est stupéfiant, et me réjouit».

Autre évolution interpellant la conceptrice lumière, qui s’interroge sur l’impact qu’aura l’intelligence artificielle sur ce métier. Super-assistant pour la modélisation ou la collecte de données de terrains ? Conception lumière paramétrique ? Automatisation du dessin des plans, des comparatifs de matériel, des propositions d’esquisse ? « Notre métier, très hybride et polyvalent, caractérisé par beaucoup d’interactions humaines et réagissant au cas par cas sur chaque projet, résistera a priori bien à cette vague de fond qui a déjà commencé à faire muter des champs professionnels entiers », estime-t-elle.


Lamyaa AKARID, architecte (RRAI) & Yosra ZENNIBY, architecte (G3), en visite sur leur gigantesque écoquartier Casablanca ANFA (350 hectares).

BIEN ÉCLAIRER, C’EST NE PAS TROP ÉCLAIRER

En 12 ans, Virginie Nicolas a observé plusieurs prises de conscience successives. D’abord «mieux éclairer consistait à beaucoup éclairer». Puis le beau a gagné en légitimité dans l’espace public (en intérieur c’était un critère clé depuis longtemps déjà) : « Bien éclairer, consistait à réaliser un bel éclairage. » Avec la prise de conscience de la limite des ressources énergétiques et avec l’émergence du développement durable : « Bien éclairer, est devenu éclairer avec efficacité. »

À présent, la société (re) découvre la nécessité de préserver le ciel, la nuit, les animaux nocturnes, notre sommeil ! La lumière, jusqu’ici considérée comme un progrès, devient une nuisance. « Bien éclairer, aujourd’hui, c’est ne pas trop éclairer. » Chaque étape ayant imprégné la culture lumière, l’ensemble des aspects précédents doivent, également, être pris en compte. « Les projets gagnent en complexité (exigences parfois contradictoires), mais aussi en subtilité, et en vertu. »

Et Virginie Nicolas de désespérer. « Pendant que l’on compte les W au mètre carré, à l’autre bout du monde ou même moins loin, des villes et mégalopoles sont noyées de photons, de média façade, de projets lumière pharaoniques… »

TEMPS LONG ET TEMPS COURT

Concrètement, sur un même projet lumière, les concepteurs lumière se retrouvent presque systématiquement à devoir, entre deux phases de travaux, changer de génération de matériel, remplacer un matériel qui n’est plus fabriqué, voire, pour les plannings d’études les plus longs, reconcevoir toutes les études photométriques à chaque étape de validation. « Cela rend l’exercice de planification à long terme, et de cohérence, très délicat. » Pour l’avenir, considère Virginie Nicolas, « il n’existe pas d’autre solution que de parvenir à une réelle interopérabilité et modularité des systèmes d’éclairage. »

Quand les systèmes installés ne sont pas interopérables et donc résilients, l’innovation devient trop vite obsolète, la technologie est abandonnée… et les experts l’ayant conseillée perdent leur crédibilité. « Une réserve, voire une méfiance, est déjà palpable chez les investisseurs privés et publics, si enthousiastes pourtant la première fois ! » Les protocoles propriétaires freinent le développement des innovations en éclairage, bien qu’ils soient un pilier nécessaire du système économique, en permettant une rémunération des efforts de recherches et développement. Mais comme en informatique, le protocole ouvert et « responsive » est le seul qui permettra d’évoluer sereinement et de se développer dans le temps et l’espace.

« Mais quelle sera le prochain standard… la prochaine norme ? Je me le demande chaque jour. Dans l’intervalle, on fait des zones tests, on expérimente sur de petits bouts… », poursuit-elle en soulignant, qu’en éclairage intérieur et événementiel, « se rapprochent des métiers de vidéastes et de concepteurs lumière témoignant que les passerelles entre les deux professions se multiplient ».

LA TROISIÈME RÉVOLUTION INDUSTRIELLE

Se considérant « assez technophile », Virginie Nicolas se dit convaincue par la vision de Jeremy Rifkin qui imagine nos cités comme des nœuds autonomes énergétiquement, et donc résilients. Dans ce cadre, « l’intelligence de l’éclairage fait sens » à plusieurs niveaux : utilisation des candélabres comme relais d’information, de lieu de production et d’échange d’énergie ; captation de la production infime d’électrons, pour alimenter des composants électroniques ; grâce à la piézoélectricité, qui sait, « le vent caressant le mât d’un luminaire suffira un jour à le recharger en énergie pour la nuit ? » Le très beau projet d’anticipation d’ARUP éclairage représente un exemple fou : des drones lumineux éclairent nos rues, se reconfigurent à la demande si les usages changent, abaissent leur puissance en cœur de nuit, et en journée, se repositionnent sur les toitures pour se recharger au moyen de panneaux solaires.

« La partie “data” me laisse plus dubitative », poursuit la présidente de l’ACE. Collecter des données, pour analyser les usages de tous, lui semble une obsession toxique de nos sociétés. « Je ne pense pas que l’avenir désirable de l’éclairage urbain consiste à permettre à chacun de changer la lumière de sa rue à partir de son smartphone, ou que la lumière suive chaque voiture. » Tout simplement parce que l’espace public est un lieu communautaire et non individuel. « L’atmosphère lumineuse, conçue par une équipe expérimentée doit y favoriser le vivre ensemble. »

Et Virginie Nicolas de conclure en faisant référence à Baruch Spinoza pour projeter l’avenir de la conception lumière associant évolutions positives et mutations. « L’acquisition de compétences représente une source de joie dans la vie », estime le philosophe néerlandais d’origine portugaise. Or, selon elle, « la lumière reste un champ d’apprentissage qui semble inépuisable ».

1 XPO est le nom d’une fédération des métiers de l’exposition, en cours de constitution, réunissant scénographes, vidéastes, auteurs, muséographes… Leur objectif ? Travailler ensemble et valoriser la richesse de leur métier.

2 ARUP éclairage : branche du bureau d’études anglais précurseur dans la conception lumière européenne.

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