Seconde moitié du XIXe siècle, en Angleterre, Joseph Swan teste une ampoule, tout comme Thomas Edison au même moment aux États-Unis. C’est l’amorce d’un nouveau monde. Si le nom de Joseph Swan est assez familier, c’est peut-être un peu moins le cas du château de Cragside et de son propriétaire, William Armstrong. Pourtant, l’histoire de ces deux hommes et de ce lieu va être déterminante pour ce qui concerne l’éclairage intérieur et l’évolution du monde tel que nous le connaissons actuellement.
Il sera merveilleux et féerique pour le plus optimistes, franchement en sursis pour les plus réalistes pessimistes.
Mais mettons-nous dans une ambiance victorienne pour apprécier cette histoire. Cragside, se trouve en Angleterre, dans le Northumberland qui est cette magnifique contrée sur la côte est faite de paysages étourdissants, de villages pittoresques et de grandes villes un peu dépressives. Pour atteindre Cragside, nous pouvons utiliser le petit train privé qui mènera à cette massive demeure néogothique. Armstrong, le propriétaire, est immensément riche. Il disait que son seul rival était Krupp. C’est que les deux hommes se concurrencent dans l’industrie de l’armement et plus particulièrement des canons. Toujours est-il qu’Armstrong veut impressionner ses clients venus du monde entier, et son modeste pavillon de chasse transformé en palais
de contes de fées en sera l’instrument.
JOSEPH SWAN PARTICIPE À LA PREMIÈRE INSTALLATION D’ÉCLAIRAGE AUTONOME
Armstrong engage le jeune architecte prodige R. Norman Shaw qui va imaginer à partir de 1869 les transformations à prévoir et faisant le tour du domaine, notera les machines hydrauliques équipant les barrages réalisés sur la rivière. C’est qu’Armstrong, avant de vendre ses fameux canons à la terre entière, se piquait d’hydraulique et installe même en 1870, une dynamo Siemens créant ainsi la première centrale hydroélectrique du monde. Pendant ce temps-là, notre ami Joseph Swan tente de mettre au point son projet d’ampoule. Disons que l’entreprise est laborieuse si l’on considère
les premiers essais en 1850 et la première présentation publique en 1878. La ténacité est définitivement la marque des grands, elle forcera toujours notre admiration. D’autant que la première présentation publique n’est pas réellement un succès ce 18 décembre. L’ampoule explose au bout de quelques minutes. Il recommence en janvier 1879, et là c’est bon, l’ampoule résiste, mais c’est surtout le 3 février que la démonstration fait sensation, d’autant que l’assemblée de 700 personnes est présidée par William Armstrong. Ce dernier invite Swan à équiper Cragside, « le palais du magicien moderne », comme on le décrivait dans la presse à l’époque, qui devient dès lors, la première demeure publique à être équipée. Il faut imaginer que 40 ampoules donnaient plus de lumière qu’un millier de chandelles. Le dessin des sources est soigné et certaines ampoules prennent la forme de torches médiévales ce qui s’harmonise parfaitement avec l’ambiance aristocratique victorienne du lieu. Swan avait en fait équipé un premier édifice, le Savoy, un des grands théâtres de Londres. Mais les génératrices dédiées à l’éclairage n’avaient pas été assez puissantes pour alimenter les 1 200 ampoules installées par Swan. Il a fallu en replacer une grande quantité par des becs à gaz. Mais à Cragside, la situation est différente. Armstrong a ses barrages et produit son électricité en grande abondance.
THOMAS EDISON INVENTE LE PREMIER ÉCOSYSTÈME D’ÉCLAIRAGE
Ce qui est intéressant dans cette affaire, c’est que Swan et Armstrong ont pensé leur éclairage comme un démonstrateur autonome et autarcique pour le bien privé d’un riche propriétaire. Au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, Thomas Edison fait aussi la démonstration d’une ampoule en 1878. Mais pour Edison, c’est un projet de grande échelle, c’est un projet de société. Il n’invente pas que l’ampoule, il invente, comme on dirait aujourd’hui, l’écosystème. Si Swan a éclairé une maison, Edison avait le projet lui d’éclairer le monde. Edison sait qu’il doit inventer toute l’infrastructure : les fils électriques et la façon de les isoler, les compteurs, les fusibles, les interrupteurs, les lampes qui contiendront les ampoules… De la production électrique à la lampe, tout est pensé, industrialisé. Et comme, il n’est pas rentable de produire de l’électricité juste pour l’éclairage nocturne, ce sont toutes les installations qui fonctionneront à l’électricité créant ainsi le confort moderne. La vie économique, industrielle, culturelle et domestique peut dès lors fonctionner 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, à plein régime, faisant oublier les rythmes circadiens et les saisonnalités.
UN PETIT CONTE À MÉDITER
L’histoire de la mise en lumière de Cragside est aussi un petit conte que l’on peut méditer alors que se posent les questions des productions d’énergie localisées ou autonomes contre les productions à plus grande échelle, sur la privatisation de ces moyens de production ou sur leur conservation comme bien public. Ce monde nouveau, né d’une simple ampoule, a été d’une certaine manière la démocratisation de la lumière intérieure. Aujourd’hui, à la croisée des principaux enjeux contemporains, la conception lumière décrit parfaitement les enjeux et les limites de cet héritage. Les économies d’énergie ont semblé ainsi être résolues par l’émergence de la LED permettant ainsi de multiplier les points lumineux sans augmenter la facture. La technique nous préserverait donc d’être raisonnables. Or cela est illusoire.
L’éclairage intérieur nous apprend à sculpter la masse sombre de nos intérieurs et d’y créer des lieux de rencontre, d’intimité, de circulation, chacun possédant son ambiance, sa personnalité. Mieux concevoir nous oblige à des choix pour dire mieux, plutôt que de dire trop.
Pr Laurent Lescop