EN DIFFÉRÉ DE L’ORNE
Le 14 avril dernier, le CAUE de l’Orne (Conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement) et le Territoire d’Énergie Orne ont invité Roger Narboni à partager sa vision portant sur l’usage de la lumière dans les espaces publics ; au travers ses diverses expériences, notamment dans les 30 775 communes rurales1 réunissant un tiers de la population française. « C’est dire leur importance », considère-t-il. Ce qui lui a inspiré ce nouveau billet d’humeur.
Quand, aujourd’hui, tout le monde (médias, élus, syndicats d’énergie, habitants, associations de défense de l’environnement, etc.) parle d’extinction totale ou partielle, temporaire ou sectorielle, de l’éclairage public des communes rurales, essayons d’y voir un peu clair et de pointer les éventuelles contradictions qu’impliquent ces démarches déjà relativement anciennes pour certaines communes.
EXTINCTION TOTALE OU PARTIELLE ?
Dans l’immense majorité des cas, l’éclairage public dans les communes rurales est dédié uniquement aux chaussées (en fait aux véhicules). Donc, quand on éteint, ce sont aussi les cheminements piétons ou cycles qui sont pénalisés. De plus, selon la répartition des points lumineux pilotés par les armoires électriques, l’extinction sectorielle peut être totalement erratique (car les raccordements électriques n’ont jamais été pensés en fonction de la morphologie des bourgs ou des usages et besoins nocturnes).
L’extinction temporaire ou sectorielle est donc subie et l’extinction totale plonge le village dans un noir profond puisque généralement il n’y a pas d’autres lumières provenant d’éventuels commerces ouverts la nuit. Situation encourageant de plus en plus d’habitants à rester chez eux ou à substituer cette absence de service public par des éclairages privés et domestiques, souvent éblouissants, avec des appareils bon marché équipés de LED à 6 500 K, très nocifs pour le ciel nocturne comme pour la biodiversité. Rappelons, à ce propos, que l’on estime l’impact des éclairages privés dans la pollution lumineuse à 50 à 60 % selon les cas de villes étudiées, travail qui reste à poursuivre pour les communes rurales.
DES ÉCONOMIES D’ÉNERGIE ?
C’est l’argument massue. En réalité, les économies d’énergie réalisées dépendent des horaires d’extinction. Lorsque la politique d’extinction totale ou partielle se substitue à la rénovation des points lumineux, notamment au passage aux sources LED, qui ne représente aujourd’hui que 20 % du total des points lumineux d’éclairage estimé, en France, à 11 millions, cette économie énergétique est faible alors que la rénovation en LED peut permettre jusqu’à parfois 80 % d’économies d’énergie à durée d’allumage équivalente.
DES ÉCONOMIES FINANCIÈRES ?
En fait, tout dépend du contrat signé avec les fournisseurs d’électricité. Comme dans bien des domaines, le diable se cache dans les détails, notamment pour les communes ayant signé des contrats forfaitaires qui n’impliquent pas forcément des économies financières proportionnelles aux économies d’énergie, compte tenu du poids du coût de l’abonnement.
PRÉSERVER LA BIODIVERSITÉ
Les communes, de plus en plus nombreuses, pratiquant l’extinction totale (ou plutôt le non-allumage de l’éclairage public), le font généralement du 15 mai au 15 octobre, à une période où la biodiversité est effectivement active.
Les communes qui éteignent l’éclairage public toute l’année en cœur de nuit (de 23 heures à 5 heures du matin par exemple, même si cette plage est très variable selon les communes), le font à une période où l’activité des espèces animales est la plus faible, celle-ci étant encore plus faible en hiver compte tenu des nombreuses espèces nocturnes qui hibernent. Le reste du temps, quand l’éclairage public reste allumé, et si rien n’a été fait (changement des luminaires et des lanternes, passage aux LED), la pollution lumineuse va bon train et la biodiversité n’est en rien préservée. Rappelons enfin que les pics d’activité animale sont en début et en fin de nuit… justement lorsque l’éclairage public est le plus souvent maintenu allumé.
ET LE LIEN SOCIAL DANS TOUT ÇA ?
L’extinction totale ou partielle n’encourage pas à sortir la nuit pour se promener, se déstresser, pratiquer un sport, visiter des voisins, rejoindre une activité de loisir ou une fête communale, surtout lorsque la population avance en âge et que sa vision diminue. Un bourg totalement éteint (je vous encourage vivement à aller en voir pour vous faire votre propre opinion) est relativement sinistre, déserté. Il ne permet pas de se repérer ou de s’orienter, et invite plutôt les habitants à rester chez eux dès la tombée de la nuit ou, pire encore, à prendre systématiquement leur voiture, même pour de courtes distances. Visiblement, nous n’avons pas su tirer de leçon des périodes Covid et des dégâts psychologiques et sociaux qu’elles ont entraînés, notamment chez la jeune génération qui en paie encore les conséquences. Il serait donc souhaitable de commencer à étudier les impacts futurs de ces extinctions sur le moral des populations rurales.
Ces pratiques d’extinction, supposées sobres et vertueuses, risquent d’amplifier la désertification des campagnes avec des jeunes qui rechercheront plutôt l’animation et la vie nocturnes des centres urbains. Rappelons quand même que l’éclairage public ne représente que 1,2 % de la consommation électrique du pays. Le jeu en vaut-il vraiment la chandelle ?
QUE FAIRE ?
Quelles pistes de réflexions pourrait-on envisager pour limiter la pollution lumineuse et préserver la biodiversité tout en maintenant, voire en générant, du lien social ?
Tout d’abord arrêter de penser que l’éclairage des chaussées est essentiel, nécessaire et obligatoire et changer de paradigme en le supprimant progressivement et en s’intéressant enfin aux déplacements des piétons et des modes doux dans les communes rurales.
Installer des espaces lumineux de pause, agréables, programmables et interactifs, pour accueillir et inciter les habitants à sortir à la nuit tombée, le réchauffement climatique allant imposer ces sorties nocturnes. Encourager les objets et les mobiliers lumineux, les balisages de très faible intensité, pouvant rester allumés pendant les périodes d’extinction de l’éclairage des voiries.
Enfin, promouvoir l’usage de lanternes portatives (privées ou publiques), vertueuses et conviviales, pour redonner le goût des balades nocturnes y compris pour redécouvrir et réenchanter l’obscurité retrouvée. Le métier de porte flambeaux et de porte-lanternes, développé à Paris à la moitié du XVIIe siècle, est peut-être à réinventer !
Roger Narboni
1 Chiffre INSEE 2017 représentant 88 % de l’ensemble des communes françaises.