Le coût du mal voir

PROFESSEUR MARC GUYOT

Le 20 juin dernier, à l’occasion de la publication du Baromètre 2019 de la santé visuelle, l’ASnaV (Association nationale pour la protection de la vue) a organisé une matinée de conférences portant sur « les enjeux de la santé visuelle ». Marc Guyot, professeur d’économie à l’ESSEC Business School, y a estimé le coût du mal voir, exposé auquel le Dr Christophe Orssaud, président du collège santé de l’AFE, a porté beaucoup d’intérêt en raison de la (triste) réalité des chiffres révélés.

« Le mal voir est largement sous-estimé en France, certains de ses aspects encore plus que d’autres », introduit Marc Guyot. D’une part, l’impact des amétropies mal corrigées (myopie, hypermétropie, astigmatisme) et des pathologies ophtalmologiques non traitées est insuffisamment pris en compte, particulièrement au niveau de leurs conséquences économiques nationales. D’autre part, les conditions dans lesquelles s’exerce la vision, à savoir les problématiques liées à l’éclairage sur le lieu de travail et l’utilisation massive d’écrans en tout genre, sont quasiment absentes du débat de la santé publique. Et pourtant…

LE PRINCIPAL HANDICAP DANS LE MONDE

Les amétropies et les pathologies ophtalmologiques constituent une catégorie médicale présentant trois caractéristiques :

  • on sait traiter la vaste majorité des troubles de la vision, rendant ainsi évitables 80 % d’entre eux ;
  • beaucoup de personnes atteintes ne se soignent pas, ce comportement atténuant la caractéristique précédente et se retrouvant dans tous les pays développés. Selon une étude anglaise, 41 % des personnes ayant enregistré une baisse de leur vue n’ont rien entrepris, 50 % ayant même retardé la visite chez un spécialiste pendant au moins 5 ans ;
  • la situation devrait naturellement s’aggraver en raison de plusieurs facteurs, dont le vieillissement de la population, 91 % des seniors présentant des problèmes visuels. À ce jour, le trouble de la vision est déjà le handicap le plus important dans le monde. En effet, si on prend les deux premières puissances économiques mondiales, 60 % de la population américaine ont une mauvaise vue, tandis que 80 % des étudiants chinois sont myopes.

L’APPROCHE PUBLIQUE FRANÇAISE POSE PROBLÈME

« C’est une approche budgéto-sociale ni prospective et ni efficace économiquement », considère Marc Guyot en la qualifiant « d’incomplète ». En tant que contribuable, chacun est d’accord pour que le gouvernement lutte contre le déficit de la branche maladie de la Sécurité sociale, la surconsommation médicale, les fraudes. « L’optimisation des dépenses médicales, y compris en optique, s’impose donc. » Cependant, l’approche budgétaire actuelle ne prend pas en compte des coûts induits par la situation de non-traitement. « Parmi eux, on peut mettre en évidence trois catégories majeures de coûts cachés causés par une mauvaise vision non traitée », souligne de docteur en économie :les multiples accidents domestiques. Par exemple, si on considère uniquement les fractures de la hanche consécutives à une mauvaise vision au sens large, le coût annuel s’élèverait à 38 millions d’euros selon une étude du BCG (Boston Consulting Group) ;

  • les accidents automobiles frappant tous les pays. Selon une étude italienne, 59 % des accidents de la route seraient dus à une mauvaise vision coûtant 18 milliards d’euros par an à la communauté ;
  • diminution de productivité dans les locaux d’enseignement et sur les lieux de travail. Cette baisse de capacité, multipliée par le nombre colossal de personnes concernées, génère une perte annuelle que, déjà en 2013, l’OMS évaluait à 202 milliards d’euros au niveau mondial. En France, cette perte annuelle est évaluée à 2,1 milliards d’euros.

L’APPROCHE SOCIALE CARICATURE LES CAUSES DU NON-TRAITEMENT

« Le problème du non-traitement est réduit à un renoncement aux soins pour raisons financières », regrette Marc Guyot pour qui cette approche, fortement réductrice, s’appuie sur de multiples enquêtes d’opinion.

En France, le taux de personnes déclarant renoncer aux soins pour raisons financières s’élève à 16,5 %, dont 4 % pour les lunettes. La faiblesse de cette approche repose sur des déclarations relevées sans s’interroger sur leur cohérence. En effet, si on croise les réponses avec la situation financière des personnes interrogées, il apparaît que le renoncement aux soins touche l’ensemble des classes sociales, y compris les supérieures. Le taux de renoncement étant respectivement de 15 % et 7,5 % pour les 4e et 5e quintiles les plus riches de la population française. De même, si on croise les réponses avec la couverture maladie éventuelle des personnes interrogées, il apparaît que le renoncement touche également les personnes couvertes soit par la CMU, soit par une complémentaire santé. En effet, le taux de renoncement affiché pour raisons financières est de 15,3 % chez les personnes disposant d’une complémentaire santé et de 21 % chez celles couvertes par la CMU-C. Enfin, si on croise les réponses avec le genre de la personne interrogée, il apparaît que le taux de renonce- ment aux soins est de 13 % pour les hommes et de 19,8 % pour les femmes… soit 50 % plus élevé. « C’est donc une problématique bien plus complexe qu’en limiter la réduction à un seul problème financier », plaide Marc Guyot.

VERS UNE APPROCHE PLUS CRÉATIVE

« La question urgente consiste donc à com- prendre les raisons du non-traitement dans un contexte de pays riche, la France disposant de toute l’infrastructure nécessaire à tous les étages de la filière pour techniquement et économiquement traiter cette affection », poursuit-il. Il semble ainsi raisonnable d’envisager une dimension psychologique et comportementale, liée à une surévaluation du coût au sens large du soin : « Je n’ai pas le temps ; je n’aurai pas de rendez-vous avec un ophtalmologue avant plu- sieurs mois ; les lunettes sont trop chères… Il est également plausible qu’il existe une dimension psychologique liée à l’image de soi et au refus de s’assumer vieillissant et ayant besoin de lu- nettes », estime l’économiste. Comme il s’agit d’une affection à bruit faible (maux de tête, problèmes de concentration, fatigue, inconfort, mise en danger de soi non perçue), le patient ne ressent naturellement pas d’urgence à se soigner. Son attention doit donc être alertée. « La faible perception d’urgence au niveau individuel provient de la faible pré- occupation des autorités en charge de la santé publique… tout en la reflétant », poursuit-il en invitant à inverser cette logique. En effet, toujours selon Marc Guyot, une forte préoccupation et mobilisation publiques sont de nature à renforcer le ressenti individuel d’urgence de soin, à outrepasser les blocages psychologiques et à favoriser le pas- sage à l’acte.« Les pouvoirs publics devraient donc laisser tomber leur approche budgéto-sociale pour une approche plus créative », l’idée consistant à identifier des messages simples, mobilisateurs, diffusés par des campagnes de communication s’appuyant sur l’importance de porter des lunettes en cas de besoin. Une référence pourrait être la campagne de communication sur les antibiotiques avec son slogan efficace Les antibiotiques, ce n’est pas automatique.

Si la perception de prix trop élevés se révélait être aussi une cause de renoncement, le gouvernement pourrait également communiquer de façon appropriée sur l’extrême faiblesse des premiers prix d’un équipement optique. Enfin, cette politique de communication devra être suivie par la mise en place de dépistages et contrôles là où c’est le plus urgent.

MISE À NIVEAU DES ÉCLAIRAGES

De la même façon, mais via des canaux professionnels spécifiques, les pouvoirs publics devraient mobiliser les entreprises sur les gains de productivité réalisables via l’amélioration de l’acuité visuelle de leurs employés et via une gestion active de leur confort visuel au travail.

À leur niveau, les entreprises devraient activement prendre en main le contrôle de l’acuité visuelle via des contrôles systématiques et réguliers… d’autant plus qu’elles financent la couverture santé de leurs salariés avec une complémentaire optique.

Enfin, une attention particulière devrait être apportée à la mise à niveau de l’éclairage des bureaux et ateliers. « La simple mise en place d’un éclairage adapté améliorerait, facilement et à moindre coût, la productivité en éliminant la fatigue visuelle et les maux de tête et de dos qui l’accompagnent », conclut Marc Guyot. 

Propos recueillis par Jacques Darmon

DOCTEUR CHRISTOPHE ORSSAUD : UNE ANALYSE TRÈS INTÉRESSANTE
« Cette analyse économique révèle l’important problème du non-traitement. Je n’avais pas connaissance de toutes les données énoncées, mais elles ne m’étonnent malheureusement pas », commente le Dr Christophe Orssaud, président du Collège Santé de l’AFE. « La première phrase me pose un problème », souligne-t-il. Si une partie de cette analyse concerne bien les amétropies, la seconde porte plutôt sur les pathologies ophtalmologiques au sens large et non pas les seules amétropies. De plus, les conséquences des non-traitements concernent tout autant les amétropies que les pathologies ophtalmologiques strictes. « Évoquer indirectement le coût de l’optique pour expliquer le non-traitement est, à mon
sens, réducteur et être possiblement source de problème », estime-t-il, en considérant qu’une partie de l’absence de traitement est liée, tout d’abord, aux difficultés manifestes pour consulter un ophtalmologiste. « C’est tout le problème d’accès aux soins caractérisé par des délais de consultation en ophtalmologie trop longs dans certaines régions. » Ceci peut contraindre des personnes « trop occupées », notamment celles
des classes les plus aisées, à reporter un bilan ophtalmologique.
Ensuite, il ne faut pas oublier une forme de refus psychologique de la maladie, les patients ne voulant pas entendre dire qu’ils présentent un problème visuel pouvant traduire, soit besoin de lunettes qu’ils refusent, soit le vieillissement dans le cas de la presbytie.
Par ailleurs, si la France est riche d’une équipe médicale de qualité en raison des recherches qui y sont entreprises, il n’en est pas de même dans bon nombre de pays, et non des moindres. Par exemple, le taux d’équipement en verres progressifs est moins important aux États-Unis, situation
liée à la moindre qualité de ce type de verres qui y sont commercialisés. « Vouloir drastiquement réduire le coût de l’optique peut entraîner une perte de qualité », prouve Christophe Orssaud.
Enfin, il convient selon lui de différencier ce qui revient d’une part aux troubles de l’optique et d’autre part, aux pathologies strictes, elles aussi accidentogènes…
Notamment les accidents de la route chez les personnes âgées qui ne relèvent généralement pas d’un problème de correction optique mais bien plus d’une baisse d’acuité visuelle d’origine médicale (DMLA, glaucome, cataracte…).

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